Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages, Orbey, Éditions Arfuyen, 2022, 270 pages.
Le dernier recueil de Michèle Finck, La Ballade des hommes-nuages, repose sur une expérience autobiographique non dissimulée : « ceci est mon journal-poème ». Amenée avec une grande délicatesse de voix, cette expérience autobiographique douloureuse s’entremêle à une réflexion sur la nature et les pouvoirs de la poésie, ainsi qu’à un poignant appel à la compassion – au sens étymologique du terme (souffrir avec), mais aussi au sens d’une prise en compte aimante de la souffrance de l’autre – pour les êtres qui échappent aux lois de la raison, les êtres dits « fous », ces « hommes-nuages ». Le premier poème du recueil « Entaille dans l’intime », résume en un seul vers haché en trois mots le sens même du recueil : « Souffrir. Aimer. Écrire. » Le dernier poème bouleversant, « Miserere », est un immense appel à la « pitié pour les hommes-nuages », dont nous avons tôt fait de faire des « hors-la-vie » alors qu’ils « sont êtres humains » qui « nous transforment », nous apprenant que « le centre est désormais dans la marge ».
Tournoyant autour de deux personnages, l’un féminin, l’autre masculin et prénommé « Om », ce recueil est avant tout un grand livre d’amour, un grand chant d’amour crié par la voix de la poétesse pour « Om ». Un amour tellement absolu qu’il fait face à tout, qu’il tient bon même devant l’enfer des hôpitaux, même devant la souffrance terrible de la folie. Une forme de sacrifice accepté, qui se dit tout entier dans un souvenir d’enfance : celui du face à face avec le Christ de Grünewald, que le père de la poétesse venait contempler, avec elle, tous les dimanches, et qui ressemble tant au visage souffrant de Om. Devant ce « visage outre-humain », l’enfant éprouve pour la première fois une « compassion qui [la] dépasse », et qui nourrira sa vie. Car ce livre est aussi une relecture à la fois grave et tendre de divers moments marquants de l’enfance à l’aune de la relation vécue adulte avec l’aimé fou : le lien profond et compassionnel avec la folie pouvait se lire, comme des signes d’un destin écrit, dans les événements et les rêves de l’enfance.
Le recueil est structuré comme un itinéraire orphique entre « Catabase » dans la souffrance, « Anabase » dans la recherche poétique et musicale du « mot qui manque », et enfin « Catanabase », « Chute ascensionnelle/Montée descendante » dans le chemin de retrouvailles complexes avec Om. L’écoute de « Ce que murmure la mer » trace une ouverture plus apaisée et plus solaire, grâce au réconfort apporté par la mer, vers la « Catanabase », qui débouche sur des poèmes très brefs et aériens composant une « Suite nuages ».
Cette recherche du « mot qui manque », qui traverse tout le livre, n’est pas simplement une image ou une métaphore du travail poétique : elle est véritablement l’espoir de sauver l’aimé grâce à ce mot. Comme si la croyance précaire dans ce mot manquant à l’aura magique rejoignait l’univers des contes, qui irrigue tout le recueil, qu’il s’agisse des contes (ou des rêves) de l’enfance, ou de cet Oz merveilleux qui semble le point central vers lequel Om est tendu tout entier.
De nombreux poèmes liés à la musique (Schönberg en particulier) et au cinéma apparaissent comme un contrepoint à l’histoire d’amour et de perte, et rejoignent cette facette de la voix de Michèle Finck qui s’attache sans cesse à faire dialoguer les arts, en tissant avec l’histoire d’Om un grand mouvement d’analogie, très subtil, qui redit – autrement – la souffrance, les catabases et les anabases continuelles, le regard posé sur l’autre, la compassion.
D’autres poèmes, plus courts, et portant le titre de « Carnets d’hôpital », émaillent le recueil ; ce sont presque des ready-made, qui dégagent une force terrible, implacable :
Carnet d’hôpital
(voix d’un médecin)
« Le plus grave c’est quand
Les délires s’enkystent.
Ça ne guérit plus ! »
Chaque poème de ce recueil, et en particulier les poèmes adressés à Om, œuvrent pour maintenir avec lui – envers et contre tout – le dialogue (au-delà du simple téléphone, souvent utilisé dans la relation qui nous est contée). Peut-être que ce dialogue maintenu avec Om par la poésie, poésie qui ne cesse de se pencher « au-dessus de chaque lit de détresse », est-il le véritable objet du livre, porté par une langue percutante (pas un mot de trop), directe (refus des tropes), sensible (la simplicité, l’absence d’images font que l’émotion affleure et déborde), et laissant une large place au silence et aux blancs.
En fin de livre, les poèmes de « Suite nuages » ont dans leur cisèlement la grâce des haïkus : ils flottent sur la page comme des nuages dans un ciel, et ils émeuvent aussi car on sent qu’ils sont une réponse au travail de vidéaste d’Om, qui ne cesse de filmer les nuages partout, même depuis sa chambre d’hôpital : dire les nuages comme lui les filme est une manière de le rejoindre, quelque part au-dessus du sol.
Irène Gayraud