Michel Murat – La Poésie de l’Après-guerre

Michel Murat, La Poésie de l’Après-guerre. 1945-1960, Paris, Éditions Corti, « Les Essais », 2022, 288 p.

Ce nouvel essai de Michel Murat, professeur émérite de Sorbonne Université, vient rappeler, s’il était besoin, que ce spécialiste de l’œuvre de Julien Gracq est aussi un grand connaisseur de la poésie française et de son histoire depuis la seconde moitié du xixe siècle : L’Art de Rimbaud (José Corti, 2002), Le Coup de dés de Mallarmé. Un recommencement de la poésie (Belin, 2005), Robert Desnos, les grands jours du poète (José Corti, 1988) et Le Surréalisme (Le Livre de Poche, 2013). Il a également dirigé des ouvrages, seul ou en collaboration, sur Apollinaire (Klincksieck, 1996) et sur André Breton (Éditions de l’Herne, 1998). Il a travaillé encore sur l’évolution des formes poétiques : Poétique de la rime (en collaboration avec Jacqueline Dangel, Honoré Champion, 2005), Le Vers libre (Honoré Champion, 2008), La Langue des dieux modernes (Classiques Garnier, 2012), une histoire des formes dans la poésie du premier xxe siècle.

Ce livre relève de l’histoire littéraire, domaine dans lequel Michel Murat, qui se définit du reste lui-même comme « un historien de la littérature » (p. 51), est décidément passé maître. C’est bien selon cette perspective historique qu’en trois parties : « Exister », « Orphée noir » et « Les cartes rebattues », est envisagée la douzaine de poètes que l’auteur a choisi de considérer plus particulièrement. La période de 1945 à 1960 sur laquelle porte son étude lui « apparaît comme un interrègne : un moment de transition entre le surréalisme et le renouveau théorique des années 1960 » (p. 7). La poésie ne connaît pas alors de déclin mais, à la différence du surréalisme, en amont, et d’une écriture centrée sur le langage, en aval, elle est pleinement tributaire de l’histoire, au sortir d’une guerre qui a profondément ébranlé la nation et les esprits. Elle doit tenir compte des tâches que lui assignent, dans leurs essais, Sartre et Blanchot mais aussi se situer par rapport à la littérature engagée issue de la Résistance, qu’incarne Char. L’exigence de retour à la tradition nationale détermine « une politisation des formes » (p. 11) dont Aragon s’était fait dès 1940 le champion, et qui nourrit après la guerre « la question de l’identité nationale » (p. 12), laquelle se manifeste notamment par la publication en 1948 de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, éditée par Senghor et préfacée par Sartre. « Ces rapports de la poésie avec la situation historique et avec la tradition nationale sont des fils conducteurs de mon ouvrage » (p. 13), explique Michel Murat. Pour ce qui est des formes poétiques, elles se caractérisent par « le déclin du vers néo-classique » (p. 14) et un regain du poème en prose. Ce dernier, « en tant qu’unité fermée, l’aphorisme, en tant que fragment d’une totalité hors d’atteinte, et la prose méditative, vont progressivement reconfigurer l’écriture poétique, imposant un partage avec les formes versifiées. » (p. 14-15) Mais l’époque ne laisse pas de s’inscrire dans la durée longue de la poésie moderne : « L’idée romantique de l’art reste un des fondements des poétiques contemporaines, dans sa dimension de croyance ontologique et d’affirmation esthétique, aussi bien que pour la conception du lyrisme comme expression d’une individualité, fût-elle effacée ou défaillante. » (p. 15) Pour décrire l’« écosystème » (p. 16) de la poésie durant l’après-guerre, l’auteur, adoptant une approche sociologique du milieu littéraire d’alors, voit en la poésie « un conservatoire ». « Mais de manière continue, des facteurs d’évolution sont à l’œuvre, et c’est à eux que je consacrerai l’essentiel de mon attention », ajoute-t-il. Dans la poésie d’après-guerre, il a privilégié « ce qui constitue […] un événement » (p. 17), ainsi que « ce qui a eu des effets de longue portée, et modifié à terme l’idée de la poésie, ses thèmes et ses formes » – sans cacher que ses choix ont pu être guidés par ses « préférences », ce qui a entraîné « des omissions », qu’il nomme et dont il s’explique : Char, dont l’essentiel de l’œuvre s’écrit durant la guerre ; Michaux, dont la « meilleure partie de l’œuvre poétique […] date des années trente » ; Reverdy, qui alors « s’était retiré de la scène » (p. 18) et « reste […] à part » dans la période considérée. Ont été également écartés « les œuvres produites sous l’égide du parti communiste » mais aussi Jacques Prévert et « le lettrisme et les débuts de la poésie sonore » (p. 19).

Je viens de résumer l’Avant-propos de cet essai, particulièrement important du fait qu’il en dessine le cadre et les grands axes. Suit mon parcours de ses trois parties et de son épilogue.

« Exister », tel est le titre de la première partie, emprunté sans doute à un livre de Follain étudié plus loin (p. 80). L’après-guerre est pour la poésie un moment critique de « retrait des hautes eaux » (titre du chapitre I), et donc de « dépression » (p. 31) ; les « Trente glorieuses » et la société de consommation n’y sont guère favorables. Le surréalisme se survit et la poésie de la Résistance n’est plus. « La poésie ne vaut plus ni comme langage des dieux, ni comme réel absolu, ni comme honneur des hommes. » (p. 31) Pour les poètes, c’est une période de doute. Dans le chapitre II, « La poésie existe-t-elle ? », relisant de près trois essais majeurs de l’époque, Qu’est-ce que la littérature ? (1947) de Sartre, Le Degré zéro de l’écriture (1953), de Barthes et L’Espace littéraire (1955) de Blanchot, Michel Murat observe que, chacun à sa manière, ils évincent la poésie du champ de l’histoire. Sartre parce que le poète, traitant le mot comme une chose et non comme un signe, ne saurait proposer à son lecteur d’agir sur le monde. Barthes, parce que pour lui, dans la poésie moderne, le mot trouve épaisseur et obscurité à se tenir verticalement sur l’axe paradigmatique et ne renvoie donc pas au monde : « […] contre le messianisme romantique, ou marxiste, il dessine l’horizon simple et nu d’une poésie du temps de manque » (p. 43-44). Avec Blanchot, « l’historicité de la littérature s’est engloutie dans l’entonnoir de l’ontologie négative » (p. 47). Dans ses Chroniques du bel canto (1946), Aragon défend au contraire la thèse « de l’historicité de la poésie » (p. 50). Il est vrai que lui « parle des poètes et non de la poésie » (p. 54), à la différence des trois autres. Les idées de Blanchot nourriront bientôt la génération des poètes qui pratiqueront « “l’écriture” comme activité intransitive » (p. 55).

Le chapitre III, intitulé « La main de Paulhan », trouve dans le rôle de l’auteur des Fleurs de Tarbes (1941), caractérisé par son « éclectisme » (p. 59), un « point d’entrée » efficace pour explorer et tenter de cartographier le champ de la poésie en cette période. L’examen de l’anthologie Poètes d’aujourd’hui qu’avec Dominique Aury il fait paraître en 1947, de la collection « Métamorphoses » qu’il dirige chez Gallimard mais aussi des Cahiers de la Pléiade, permet de voir apparaître dans le champ ou y confirmer leur place des poètes qui sont ainsi recensés et situés par Murat. Il en va de même de celui « des revues littéraires [qui] confirme, pour ce qui est de la poésie, la position centrale de Paulhan et la stabilité du corpus » (p. 64). S’ensuit un passionnant tableau de ces revues et des auteurs qu’elles publient, du Mercure de France, reparu en 1946, aux Temps modernes, à gauche, et à La Table ronde, à droite, des Lettres nouvelles de Maurice Nadeau aux Cahiers du Sud de Jean Ballard. Le critique s’attarde sur La Nouvelle Nouvelle Revue française, créée en 1953 (elle redevient La Nouvelle Revue française cinq ans plus tard), qui consacre Claudel, Saint-John Perse, Supervielle et même Ponge, et accueille Jaccottet. Cependant, « [a]u moment où le champ de la poésie, dans ce long après-guerre, commence à se redessiner, on ne peut s’empêcher de penser que Paulhan a perdu la main » (p. 69).  Lui succède Georges Lambrichs, qui entre chez Gallimard en 1958, où il crée la collection « Le Chemin », puis Les Cahiers du chemin.

Le chapitre IV, « La réalité rugueuse », explique que l’après-guerre marque pour la poésie un « retour au réel […] comme s’il pouvait répondre aux exigences de l’histoire : retour aux hommes, retour aux choses » (p. 71). Le Parti pris des choses (1942) de Ponge en est l’illustration, surtout dans la lecture qu’en a proposée Sartre dans son article « L’homme et les choses » (Poésie 44, octobre 1944, repris dans Situations I, 1947). Les trois poètes donnés pour emblématiques de ce « retour au réel » sont Guillevic, Follain (l’un et l’autre affiliés, pendant la guerre, à L’École de Rochefort) et Jaccottet. Les poèmes de Guillevic (Terraqué, 1942 ; Exécutoire, 1947), entièrement dédiés aux les choses, ne laissent pas pourtant d’être hantés par la guerre. L’auteur est manifestement plus sensible à ceux de Follain (Exister, 1947). Il en reproduit d’ailleurs trois, admirables, qu’il commente, mettant à juste titre l’accent sur « [s]a figure caractéristique […], sa signature stylistique, [qui] est l’expression grammaticale de la concomitance : la conjonction tandis que » (p. 83), laquelle met en abyme le poème comme espace où le divers informe et décousu du réel accède à une sorte d’homogénéité, étant ainsi d’une certaine façon recréé, ce en quoi Michel Murat voit « quelque chose de religieux » (p. 82). Quant à Jaccottet, il ressent plus que d’autres « la crise morale » (p. 86) de l’après-guerre et se demande « comment être poète en un temps de manque », ce qui se traduit chez lui par « la tension interrogative de la voix » (p. 88). « Sa subjectivité inquiète et questionnante – fait observer le critique –, si bien accordée à l’époque, est un héritage du romantisme » (p. 92).

Le chapitre V est entièrement consacré à Yves Bonnefoy et à l’événement que constitua, en 1953, la parution de Du mouvement et de l’immobilité de Douve, livre qui répondait à l’attente « d’un plus haut langage » (p. 95) que celui qu’on trouvait chez les poètes du « retour au réel ». Bonnefoy a ainsi « été accueilli comme l’auteur d’une restauration » (p. 96) – ce dernier syntagme donnant son titre au chapitre. Se référant au texte de la conférence de Bonnefoy (1959, repris dans L’Improbable et autres essais) sur « L’acte et le lieu de la poésie », où l’écrivain énonce sa doctrine, mais en se refusant à y réduire sa lecture du poème de Douve, le critique dégage les principaux caractères de ce dernier, où il « n’y a rien de moderne » (p. 97), et où il n’est question que de poésie. « C’est au prix d’une désocialisation radicale que le vent, la pierre, un visage peuvent accéder dans le langage à la “présence”, c’est-à-dire à la diffusion sans réserve dans l’imaginaire. » (p. 98) Le « Vrai Lieu » (titre de la dernière des cinq sections du livre), le poète le trouve « dans un rapport à la tradition » (p. 101) ; aussi bien est-il « une demeure de langage », demeure « de style classique » (p. 103). Au total, Douve « est la poésie, telle que Bonnefoy la trouve et la remet en jeu, la détruisant dans l’espoir de la sauver, la perpétuant dans sa ruine » (p. 105). Elle est aussi « l’image de la culture humaniste », à un moment de l’histoire où cette culture va disparaître. Il est clair que Michel Murat, d’une façon générale, en historien attaché à rendre compte d’un livre et d’un auteur tels qu’ils furent à un moment et dans un contexte donnés, n’entend pas les lire et encore moins les évaluer à la lumière des développements ultérieurs de la chose poétique. N’étant pas astreint à cette discipline, je ne peux m’empêcher, à la lecture, par exemple, de ces trois vers du poème « Une autre voix » cités par Murat (p. 105) : « Et dans le vide où je te hausse j’ouvrirai / La route de la foudre. // Ou plus grand cri qu’être ait jamais tenté. », de songer à ce qu’écrira bien plus tard Dominique Fourcade dans Le Sujet monotype (P.O.L, 1997, p. 110) : « en passant je pourrais vous lire “The red wheel barrow” de William Carlos Williams, lisez-le comme ayant été décisif pour moi. prosaïque pour la première fois quelque chose sur page et simple, au sens réduire la voilure et se lâcher. je crois que c’est le premier poème à bas voltage que j’aie lu, ça a tout changé. » Il y a, dans ces vers de Bonnefoy, une grandiloquence qui a pu être reçue alors comme « un plus haut langage », mais qui ne serait plus acceptable aujourd’hui, il me semble.

C’est certainement un des grands mérites de cette étude que d’avoir consacré une partie entière, la deuxième, intitulée « Orphée noir », à « des œuvres d’auteurs “indigènes” des colonies françaises, se revendiquant comme de race noire, et susceptibles d’être comparées aux grands textes de la tradition lyrique et de la modernité » (p. 115), ces auteurs étant Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et le poète malgache Jean-Joseph Rabearivelo. Deux préfaces[1] (celle de Breton au Cahier d’un retour au pays natal de Césaire [1947], celle de Sartre, titrée « Orphée noir », à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, éditée par Senghor [1948)]) et l’anthologie due à Léon-Gontran Damas, Latitudes françaises : poètes d’expression française 1900-1945 (Seuil, 1947) accompagnent l’émergence et l’affirmation de cette poésie noire, qui a vocation à être une poésie engagée et doit trouver sa voie entre « l’académisme et l’exotisme » (p. 117).

« Senghor le conciliateur » (ch. I) se penche sur le parcours d’un homme, Sénégalais ayant poursuivi en France de brillantes études, devenu agrégé de grammaire puis député français, pleinement intégré, donc, qui, après l’indépendance de son pays, « sera un des relais les plus actifs de la présence française en Afrique. Sa célébration d’une Afrique traditionnelle, pré-islamique et pré-coloniale, ne se heurtait pas aux idées de l’administration coloniale. » (p. 123) L’art africain procède pour lui d’une connaissance intuitive dont il a trouvé le modèle chez Bergson. Quant à la manière poétique, il l’a empruntée au Tête d’or de Claudel, et le critique constate « qu’il y a réappropriation réussie d’une forme : une forme adéquate pour une poésie reliée par le rythme aux “Forces du Cosmos” » (p. 129). On sent cependant chez lui, dans le commentaire qu’il fait de tel ou tel poème, une certaine réticence. Aussi bien conclut-il : « Une poésie de ce genre est indissociable d’une situation dans l’histoire ; mise en rapport avec cette situation, elle conserve toute sa valeur. » (p. 133)

De la négritude, Césaire et Senghor, écrit Murat dans le chapitre II, « Les armes de Césaire », « donnent deux versions différentes : celle de Senghor est anthropologique, celle de Césaire historique et politique » (p. 135-136). L’analyse des deux principaux livres de ce dernier, Cahier d’un retour au pays natal (1939, édition remaniée en 1947), « un des plus beaux livres de poésie du vingtième siècle » (p. 138), et Les Armes miraculeuses (1946), met en évidence un premier modèle, le Rimbaud d’Une saison en enfer, puis l’empreinte du surréalisme, dans lequel Senghor s’est engagé après sa rencontre de 1941 avec Breton en Martinique : « L’écriture de Césaire donne l’impression d’être nativement surréaliste, parce qu’elle a en partage les traits les plus caractéristiques de cette poésie : la poussée inconsciente, la capacité d’amplification syntaxique, la luxuriance verbale, le don des images, extatiques ou baroques. » (p. 148)

La vraie découverte (ch. III, « Rabearivelo, l’ombre double »), pour beaucoup de lecteurs, sera celle du Malgache Jean-Joseph Rabearivelo (1903-1937, par suicide), qui « n’entre sur la scène française que dans les anthologies de Léon-Gontran Damas en 1947, puis de Senghor en 1948 » (p. 151). L’auteur, qui s’appuie sur l’édition savante procurée il y a une dizaine d’années par Claire Riffard et Serge Meitinger, s’est passionné pour « le bilinguisme de [l’]œuvre » d’un « lettré autodidacte » (p. 152) ayant publié dans les deux langues, malgache et française. Anti-moderne et maurassien, pleinement informé de ce qui s’écrivait alors à Paris, il publie en français la plus grande part d’une œuvre poétique qui s’apparente « aux productions de l’introuvable école “fantaisiste” » (p. 156), tout en restant désireux de parler par la voix de son peuple. Aussi bien, explique Michel Murat, « l’important est que le travail de Rabearivelo pendant sa vie trop courte s’est fait à la fois dans les deux langues et entre les deux langues » (p. 154). Il a traduit en malgache plusieurs poètes modernes, de Baudelaire à Valéry, mais a aussi « produit des traductions ou adaptations en français de la poésie traditionnelle malgache » (Vieilles chansons des pays d’Imerima, 1939) (p. 159). L’aboutissement de son œuvre, estime le critique, ce sont ses deux recueils bilingues, Presque-songes (1934) et Traduit de la nuit (1935), au point que « le rapport original, inventif, émouvant, qu’il a entretenu avec ses langues continue d’être pour nous une source de réflexion, et pour les poètes un exemple » (p. 173).

Dans le préambule de la troisième partie, intitulée « Les cartes rebattues », l’auteur fait le point sur l’état de la poésie française à la fin des années cinquante, moment où la guerre continue de peser (Indochine, Algérie). Pas encore, constate-t-il, de nouvelle poésie alors que s’imposent Nouveau Roman et Nouvelle Vague. « Le paradigme dominant reste celui de la poésie moderne, issue du surréalisme, et des diverses manières de s’en écarter pour répondre aux sollicitations de l’histoire. » (p. 185) C’est la théorie littéraire qui va bientôt emporter la poésie dans son mouvement, modifiant les pratiques d’écriture. 1960 est un tournant, sur les plans historique (fin de l’Empire), politique, sociologique et culturel. L’auteur présente les trois poètes auxquels il va consacrer sa troisième partie et qui « se situent à ce moment où les cartes sont rebattues » (p. 188) : « Saint-John Perse est le dernier poète d’une France impériale. Ponge peut-être le dernier poète d’une France nationale, enracinée dans la tradition classique et la culture latine. » Ce qui ne l’empêche pas d’être en même temps un inventeur. Quant à Edmond Jabès, contraint à l’exil, « il se réinvente comme “juif littéraire”, issu du peuple de l’écriture et de l’errance, pris dans une œuvre inachevable » (p. 189).

Le chapitre I, « L’empire de Perse », retrace les étapes successives de l’élaboration de la « gloire » (p. 193) d’Alexis Leger transfiguré en Saint-John Perse, diplomate à l’écart du monde des lettres mais poète, gloire qui, après le volume d’hommages quasi unanimes d’Honneur à Saint-John-Perse (Gallimard, 1965), Paulhan étant à la manœuvre, culmine dans l’attribution du prix Nobel de littérature en 1960. Adoptant « le vers libre de type whitmanien, découpé en unités longues, qui est une forme internationale de la poésie moderne » (p. 193), Perse apporte « une réponse concrète à la visée universaliste de la littérature française » (p. 194). « À la jonction entre classicisme et modernité », il « représentait la poésie sous ses attributs les plus consacrés » (p. 197). Avant la « grande strophe érotique d’Amers » (p. 198), en 1957, à laquelle fait écho théorique, au même moment, L’Érotisme de Bataille, il y a eu le catalogue épique de Vents (1946), « épopée sans héros » (p. 199) dont « la nomenclature glisse vertigineusement à la surface du réel, mais rien du réel ne se révèle » (p. 200). On ne saurait mieux dire, ni mieux que : « Saint-John Perse pense le monde selon son “train”, comme un ordre au sommet duquel le Poète se situe, et conçoit la langue en tant que telle, hors de toute détermination sociale, comme une “espèce sainte” sous laquelle le Poète communique avec le monde. » (p. 201-202)

Heureusement, il y a Ponge (ch. II, « Ponge poète national »), « le poète le plus important de cette période » (p. 253). Conformément au mode d’approche qui prévaut dans ce panorama de la poésie d’après-guerre, le critique décrit d’abord les relations, délicates, de l’auteur des Proêmes avec le milieu de l’édition, avec Paulhan en particulier, « celui qui gardait l’entrée du monde des lettres » (p. 206). Alors même que le poème en prose a conquis ses lettres de noblesse, Ponge, hostile aux genres établis, n’est pas disposé à y enfermer son Parti pris des choses. Dans « Berges de la Loire », qui ouvre La Rage de l’expression, il refuse tout « arrangement » poétique qui aboutirait à travestir l’objet. Michel Murat insiste avec raison sur cette spécificité très singulière de Ponge qui consiste à incorporer dans ses textes ces documents que constituent les étapes de leur genèse, et qui le conduit « à inventer pour eux de complexes démarches d’éditorialisation » (p. 209). Lesquelles vont aboutir, non sans mal, à « la publication en 1947 du Carnet du bois de pins, avant la reprise de l’ensemble en 1951 sous le titre prévu, La Rage de l’expression ». Le Carnet a ceci d’extraordinaire que le poème proprement dit y est encadré, d’un côté, « par un journal [de ses] états successifs », de l’autre, « par un bilan autocritique » et « par une Note métapoétique » (p. 210). Ce sont donc les difficultés rencontrées pour se faire éditer qui auront conduit Ponge à « élaborer une poétique, qui, à côté d’une réflexion sur sa “méthode de création”, est orientée vers les médiations éditoriales à travers lesquelles le lecteur peut être atteint » (p. 211). Ce qui se traduit notamment par « l’invention de noms de genre » comme « sapate » ou « nioque ». À quoi il faut ajouter que Ponge a dû essayer « de multiples formules éditoriales » (p. 212), par exemple le dossier génétique, avec La Fabrique du pré. Il aura donc pratiqué « deux voies d’écriture, celle du poème et celle du dossier », dont il a tenté la synthèse dans le genre de l’Objeu (« Le soleil placé en abîme », recueilli dans Pièces). La rencontre avec Philippe Sollers qui le publie dans Tel quel en 1960 puis la parution du Grand Recueil chez Gallimard marquent la consécration de l’écrivain. Mais la politique va séparer Ponge de la revue d’avant-garde marxisante. Lui, dont la conscience nationale s’est aiguisée, est devenu gaulliste. Aussi bien, le « nationalisme littéraire est au centre de Pour un Malherbe » (p. 223). Michel Murat envisage pour finir les arguments en fonction desquels trancher la « question de savoir si Ponge est un auteur d’avant-garde » (p. 219). Le certain, écrit-il, est que « Ponge est un poète moderne » : « On peut dire qu’il est classique et moderne, en affrontant la contradiction plutôt qu’en recherchant la synthèse à la manière de La N.R.F. » (p. 220).

Le chapitre III s’attache à décrire et à expliquer « La conversion de Jabès ». Le cas de cet écrivain, dont « l’œuvre entre en relation avec l’histoire de la poésie française, précisément au tournant des années 1960 » (p. 228), est vraiment singulier, et c’est bien ainsi que le considère Michel Murat, dans la mesure où son œuvre majeure, la seule qui mérite vraiment d’être prise en compte, Le Livre des questions (1963), a suscité deux commentaires, celui de Blanchot et celui de Derrida, qui ont décidé de son sens et en ont décuplé la portée : « ici, écrit-il, le commentaire devient la source de l’œuvre » (p. 239). Edmond Jabès, juif né au Caire en 1912, appartient à une bourgeoisie francophone cosmopolite. Il est contraint à l’exil en 1957 : « Dans cet exil il découvre sa condition juive, et la question sans fin dont il va faire la source de son œuvre. » (p. 229) L’auteur rend d’abord compte de celle du premier Jabès, « poète français en Égypte », qui publie Je bâtis ma demeure (1958), un livre composite où le critique distingue « quatre manières principales » (p. 233) : une veine surréaliste, une fantaisiste, venue de Max Jacob, qu’il a connu, une plus réaliste, où la judaïté croise l’histoire, enfin une pratique de l’aphorisme. C’est là « un livre foisonnant, attachant, mais inabouti » (p. 237). Il en va tout différemment du Livre des questions, où se marque une conversion. Elle prend sa source dans un exil forcé qui donne au poète « la conscience de sa judaïté » (p. 239). Dans ce livre, « le judaïsme est identifié à l’écriture » (p. 240). Selon Blanchot, « le Juif est celui qui à toute question répond par une question[2] », et pour lui, « cette manie questionnante [est] un détour de la parole, c’est-à-dire […] un universel théorique, et non […] un trait de la psychologie des peuples » (p. 241). Dans son commentaire (« Edmond Jabès et la question du livre », 1964), Derrida « définit, avec une remarquable acuité, ce qu’on peut appeler la condition du Juif littéraire comme l’effet d’une “longue métonymie”, par laquelle “la situation judaïque devient exemplaire du poète, de l’homme de parole et d’écriture”. Le Juif est la race issue du Livre, mais il y a deux versions du judaïsme, celle du rabbin et celle du poète : l’une traditionnelle, hétéronome, soumise à la Loi ; et l’autre nouvelle, poétique, autonome, où la Loi est devenue Question. » (p. 242) Ces deux commentaires vont faire connaître Jabès internationalement. « Il a été en France l’un des premiers à voir [dans la Shoa] une mise en question radicale des possibilités d’expression humaine, et à donner à cette question une portée universelle, indépendante de l’expérience vécue. » (p. 250) Le Livre des questions ouvre sur la période des avant-gardes qui va suivre.

Plutôt qu’une conclusion, l’auteur propose un « Épilogue » où il s’arrête sur trois poètes se situant « en marge de l’histoire officielle, dans des zones mal éclairées » (p. 253). André Frénaud (1907-1993), dont il reproduit et commente un remarquable poème, « Les Rois mages », écrit pendant la détention du poète dans un stalag, en 1941. Armand Robin (1912-1961), polyglotte, dont la principale activité fut la traduction, et « ces traductions sont l’expérience même de “ma vie sans moi” » (p. 259) – Ma vie sans moi étant un livre de poésie paru en 1940 et comprenant poèmes personnels et traductions. C’est dire la dépossession de soi qui caractérise cet étrange poète. Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957), poète alsacien de langue française (Jonas, Gallimard, 1962, rééd., suivi de Les Ponts de Budapest et autres poèmes, « Poésie/Gallimard », 2005), « est pénétré d’un sentiment religieux nullement gnostique, sans angoisse du péché, fortement empreint d’Ancien Testament, et presque panthéiste dans sa ferveur sexuelle. » (p. 266)

On ne peut qu’être impressionné par la maîtrise et l’autorité avec lesquelles l’auteur a construit cette histoire de La Poésie de l’Après-guerre. On sort de sa lecture beaucoup moins ignorant qu’on ne l’était. Sans doute peut-on regretter certains choix, émettre telle ou telle objection. On est surpris, et peiné, par exemple, de lire une affirmation comme celle-ci : « […] notre poésie nationale (qu’elle soit républicaine, ou communiste) n’est qu’une mauvaise littérature. Les plus populaires de nos poètes sont les plus médiocres : le public français préfèrera toujours Edmond Rostand à Valéry, Jacques Prévert à René Char. » (p. 102) Plus haut, Michel Murat écrivait déjà, à propos de Prévert : « Une rhétorique facile, jointe à une thématique humaniste, à la fois politique et sentimentale, transforme la poésie en répertoire avant même sa mise en chanson. Par son succès éclatant, le recueil [Paroles] marque un seuil au-delà duquel la demande sociale de lyrisme échappe à la littérature – qui n’a cure de répondre à cette demande. C’est en France la dernière convergence massive (comme Toi et moi de Paul Géraldy l’avait été dans un autre genre) entre poésie et public. » (p. 28) Pour ma part, je tiens, entre autres, « Complainte de Vincent » (Paroles, 1946), pour une des plus admirables réussites de la poésie française. Et je jubile à la lecture de ce génial art poétique indirect qu’est, dans le même livre, « Promenade de Picasso[3] ».

On s’étonne d’autre part de lire, dans le chapitre « La réalité rugueuse », que l’auteur se borne, dit-il, à « saluer au passage » « le Queneau de Courir les rues » (p. 72), alors que ce livre date de 1967, nettement en dehors donc de la période étudiée, et qu’en outre on ne peut guère le dissocier du triptyque dont il est le premier volet, les deux autres étant Battre la campagne (1968) et Fendre les flots (1969 – triptyque publié comme tel par Claude Debon dans la collection « Poésie/Gallimard » (1981). Mais, durant la période considérée, Queneau aura fait paraître L’Instant fatal (1948), Petite cosmogonie portative (1950, mentionnée p. 64), Si tu t’imagines (1952) et Cent mille milliards de poèmes (1961). Avec ceux de Prévert, la prise en compte de ces poèmes (dont certains furent chantés, comme plusieurs de Prévert, par les merveilleux Frères Jacques) aurait conduit à donner toute la place qu’elle mérite à une poésie dont on ne saurait dire, à la différence de celle de Jaccottet, que « la réalité sociale en est presque absente » (p. 92).

Il en aurait été sans doute de même si un autre livre ne brillait pas par une absence qu’on s’explique mal, je veux parler du Roman inachevé (1956), sorte de testament poétique, et politique, d’Aragon. Ce n’est pas que ce dernier ne soit abondamment présent dans l’essai (il n’est que de consulter l’index des noms, p. 271), mais il l’est essentiellement pour ses prises de position dans le domaine des formes poétiques, en faveur d’une « poésie nationale » (p. 75), et Michel Murat n’a d’ailleurs pas caché l’importance qu’il accordait aux Chroniques du bel canto, qui ont été pour lui, écrit-il, « un modèle, et une source d’inspiration » (p. 54).

Ces quelques réserves n’empêchent aucunement qu’on invite chaleureusement quiconque veut avoir une vue d’ensemble de la poésie française de l’après-guerre à lire et relire le remarquable essai de Michel Murat. Il y a là, sous une forme dense et fermement organisée, incomparablement documentée, magistralement synthétique, d’une constante acuité, une histoire qui fera date et constitue dès maintenant, pour les chercheurs présents et à venir, une référence incontournable.

Laurent Fourcaut

Ce compte rendu a d’abord paru sur le site Poezibao, le 7 décembre 2022.Nous remercions très vivement Florence Trocmé de nous autoriser à le reproduire ici.


[1] L’auteur revient sur elles en détail dans le chapitre IV, « Les deux préfaces ».

[2] Murat donne un exemple de ce « lieu commun de l’humour ashkénaze ». En voici un autre, dû à Woody Allen : « La réponse est oui, mais quelle était la question ? »

[3] J’ai proposé une analyse de ce poème dans Lectures de la poésie française moderne et contemporaine, Paris, Nathan, « 128, 1997, p. 64-80 ; rééd. Armand Colin, « 128 », 2005.

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