James Sacré – Brouettes

James Sacré, Brouettes, dessins d’Yvon Vey, Bussy-le-Repos, Éditions Obsidiane, « Le Carré des lombes », 2022, 53 p. (format 21,2×22 cm).

James Sacré, né en 1939 dans un village de Vendée, a grandi dans la ferme de ses parents. Auteur d’une œuvre considérable qui fait de lui un des premiers poètes de ce temps, il n’a jamais oublié ses racines paysannes. En témoigne ce livre récemment paru aux éditions Obsidiane, Brouettes, où on peut lire : « Une brouette en tôle, remplie d’herbe. / La mienne autrefois / Quand j’allais chercher de la chicorée pour les lapins / C’était une brouette en bois. » (p. 27)

Le livre se compose de trois parties : « Une brouette à Chichaoua », « Partout, d’autres brouettes » et « Ce qu’on a roulé dans ce livre ? », cette dernière s’efforçant de déterminer ce qu’ont de spécifique les dessins qui ponctuent le texte – ils sont d’Yvon Vey –, et pourquoi ils jouent leur partie propre, qui n’est pas celle des poèmes : « La main qui a dessiné / N’a pas forcément lu en le soulignant du bout d’un doigt / Ce que voudraient dire ces poèmes. / Elle dérivait plutôt à cause des photos. » (p. 45) Car l’auteur semble avoir écrit ses poèmes à partir des photos qu’il a prises de nombreuses brouettes au cours de ses voyages, au Maroc, en Espagne, en Italie (en particulier dans les Pouilles), en France, de sorte qu’entre lui et la chose se sont glissés non pas un, mais deux langages en quelque sorte superposés, et même trois en comptant les dessins : « À cause d’une vraie brouette , un poème / Passé par le travers / D’une mauvaise photo / (Comme aussi un dessin) / Pour transporter à la fin / Que des mots. » (p. 18) Or, chez James Sacré, la question du parti qu’on peut prendre des choses se pose superlativement, et c’est toujours d’ailleurs, au bout du compte, une question, en effet, qu’il formule, quelque peu désabusée, ou découragée : « Une photo pour garder quoi ? » (p. 16), ou celle qui donne son titre à la partie conclusive : « Ce qu’on a roulé dans ce livre ? » – dans la brouette du livre, ou le livre-brouette, qui n’est pas la « vraie brouette » (p. 18, 25, 32, 37). En somme, des choses irréductiblement singulières, opaques, inassimilables, gisant étrangères dans le « monde muet » (Ponge), que peuvent s’incorporer les mots, dès lors que « le mot est le meurtre de la chose » (Lacan) ? Telle est l’aporie à laquelle chaque livre de Sacré se confronte.

Les premiers mots opèrent la conversion du réel – « ce qui fut réel » (p. 47) – en texte, c’est-à-dire qu’ils proposent la métaphore de leur infrastructure, à savoir que l’écrivain se met à écrire le livre Brouettes : « Brouette / Sous une tente. » (p. 9) Une tente est en effet faite en tissu, comme l’indique le syntagme courant toile de tente. Il est question plus loin du « tissu / Déchiré de la tente » (p. 11) ; une autre brouette servira à « transporter du linge » (p. 26). Or texte vient d’un mot latin qui signifie « tissu[1] ». Du fait de cette transsubstantiation des brouettes « devenues des mots » (p. 47), l’objet présente de ces derniers le caractère le plus visible, il est en noir et blanc : « Elle [telle brouette sur un bord de mer] est en métal couleur de métal sombre / L’étendue de sable clair en accentue la découpe […] » (p. 24). « Métal sombre » de la caisse couplée d’ailleurs avec « l’extrémité très blanche / De ses mancherons », qui font deux « minuscules taches de blanc » (ibid.).

Et puisqu’on est décidément entré dans le champ de la littérature, on y arpente fatalement le terrain des intertextes. « Une vraie brouette de travail / Que poussent les bras d’un petit garçon, comme s’il apprenait / À pousser la vie / Devant soi. » (p. 25) : La Vie devant soi (1975), roman d’Émile Ajar, alias Romain Gary. Devant son ordinateur : « Écran, mon bel écran d’oubli / Dis-moi que je pourrai encore / Reprendre, et tout modestement / Les bras d’une vraie brouette. » (p. 32) Souvenir bien sûr du conte de Grimm Blanche-neige, où la reine interroge son miroir :« Miroir, mon gentil miroir, qui est la plus belle du royaume ? ». Mais le plus intéressant est certainement dans ces vers, où l’auteur s’adresse à lui-même : « Mais suffit que te vienne le mot “rouge” / Te voilà / porté jusque dans le poème / D’un poète américain qu’a su / Rouler la sienne / En son pays et son anglais sans frontière. » (p. 30) Il s’agit du poème The Red Wheelbarrow (La Brouette rouge) de l’Américain William Carlos Williams, qui fut publié dans le recueil Spring and all (Le Printemps et le reste) en 1923. Dominique Fourcade avait lui déjà été frappé par ce poème : « en passant je pourrais vous lire “The red wheel barrow” de William Carlos Williams, lisez-le comme ayant été décisif pour moi. prosaïque pour la première fois quelque chose sur page et simple, au sens réduire la voilure et se lâcher. je crois que c’est le premier poème à bas voltage que j’aie lu, ça a tout changé[2]. »

Cependant, cette conversion étant effectuée, deux mouvements, symétriques et opposés, peuvent être observés dans le livre. Le premier est celui d’un effort pour minimiser ce que le poème doit au « parlêtre », comme pour escamoter ce qui arrache l’objet au réel et permettre au texte d’atteindre malgré tout à une « vérité » (p. 17), par exemple celle de « toute l’histoire paysanne qui n’en finit pas / De disparaître dans les villes » (p. 27). Ainsi, les personnages humains sont plus ou moins gommés par le recours récurrent au pronom indéfini quelqu’un. Sous la tente du début : « Quelqu’un / Y a des tapis pour la vente. » (p. 10) Puis le pronom désigne l’auteur des dessins (p. 16, 45), une femme (p. 26), des êtres indéterminés (p. 34, 35, 39) et le poète lui-même : « Quelqu’un a dessiné des brouettes / À partir de photos prises par quelqu’un d’autre. » (p. 45) Ce dernier dit généralement « je » (p. 16, 26, 28, etc.), mais il lui arrive de s’indéfinir en « on » : « La brouette on l’aurait pas vue / Si c’était pas / Qu’elle est sous la tente. » (p. 10, voir aussi p. 23, 25) Et surtout, la langue du texte est systématiquement tirée vers le bas, comme toujours chez cet écrivain qui refuse d’abdiquer ses racines ; elle est, littéralement, humiliée, pour coller le plus possible à (pour se décoller le moins possible de) la terre. Cela se traduit, notamment, par l’absence répétée de l’adverbe de négation ne : « Bavardage autour d’un travail qui se fait pas » (p. 23, etc.) ; par la fréquence des phrases nominales : « Une brouette pour peut-être / Transporter des pierres. » (p. 12, etc.) et des interrogatives indirectes sans proposition principale : « Si c’est pas l’extrémité très blanche / De ses mancherons qui m’a saisi l’œil […] ? » (p. 24, etc.). Il y a là une gaucherie délibérée de la diction, qui emprunte à une parlure populaire : « Una cariola qu’ils disent » (p. 23) ; « Après quoi t’as couru […] ? » (p. 30). C’est ainsi que le poème-brouette est une « [b]rouette sans prétention […] / Et qui se donne facile à rouler / (À la fin un travail sera bien fait) » (p. 40).

L’objectif – utopique, par définition – serait de parvenir à naturaliser le poème en y faisant entrer quelque chose de la chose après l’avoir ouvert sur son dehors, « l’infini du monde » (p. 35). Ainsi de ce poème dont le premier vers est : « Une brouette sous un olivier », et le dernier, symétrique : « Un poème sous un olivier. » (p. 36) : exacte coïncidence du second avec la première. Le désir ailleurs se dit que se réalise « l’impossible », à savoir que le poème puisse recueillir et concentrer en lui le temps, parangon de ce réel-qui-échappe : « Brouette du temps passé / J’en parle un peu comme on ferait une prière / Pour penser de l’impossible et le rouler / Dans le présent d’un poème. » (p. 37) Idéal d’un poème dont les mots équivaudraient au contenu réel de telle brouette – des pastèques –, au point qu’on croirait l’y entendre rire, elle : « Avec un tel vers en fin de mon poème / Si ça n’est pas le rire de la brouette que j’entends / Comme un versement / De tout son contenu qui roule en mots ? » (p. 31)

Mais l’auteur ne laisse pas d’être en proie au « doute qui finit / Par vous empêcher d’être pleinement vivant » (p. 40). Un texte, ce n’est jamais, à tout prendre, « [q]ue des mots » (p. 18). « On ne voit plus / Que poème et dessin, / Un rêve de brouette. Peut-être rien, / Comme un mirage au loin. » (p. 19) C’est la langue même qui s’avère décidément impuissante, dans cette allusion aux nombreuses années passées aux États-Unis, pays de la « brouette rouge » : « Tes jeunes années laissées / En ton village de Vendée / Après quoi t’as couru / En ce même pays que t’as pas su parler ? » (p. 30). La brouette, aussi bien, échappe aux noms : « Jamais j’ai entendu quelqu’un / Appeler sa brouette par un nom qu’on lui aurait donné. » (p. 34)

L’autre mouvement, inverse du premier, est à vrai dire beaucoup plus discret. « Pique-nique au bord d’un large et très long espace / Qui sert de promenade à Consuegra[3], d’autres gamins / Jouent au ballon dans le lit de la rivière à sec. » (p. 25) Avec ce « lit de la rivière à sec », c’est, métonymiquement, à l’autre bout de la relation problématique, la nature elle-même qui est comme vidée de sa substance. Pourquoi le faudrait-il ? Parce que le réel, informe, déborde le poème de mots qui voudrait lui donner forme et sens. Une brouette à caisse noire : « Son noir tenant tout le vert des pastèques / Finit-il pas par encombrer mon poème ? / Comment l’entendre en y ajoutant du sens / Parmi tant de couleurs qui chantent [celles de la place où se tient la brouette] […] ? » (p. 31). Car le réel véritable est inquiétant, étant foncièrement inhumain. Or il est aussi le lieu fantasmatique d’une figure redoutable, celle de la Mère dévoratrice-castratrice. On a vu passer fugitivement la Reine(-mère) de Blanche-neige. La rivière à sec (en vertu d’un geste de conjuration) figure dans un poème qui commence ainsi : « Brouette que poussait un enfant de quatre ou cinq ans, / La maman pas loin, une brouette de métal, assez la forme d’un diable. » (p. 25) Diable : « Petit chariot à deux roues qui sert à transporter des caisses, des sacs, etc.[4] ». Mais le mot désigne aussi un terrifiant dieu du mal. La « maman » a donc rapport avec le diable.

Pourquoi d’ailleurs la brouette, pourquoi ce choix ? Pour deux raisons, il me semble. D’abord parce que c’est un objet qui sert à contenir et à transporter, prêt donc à être transformé en poème : se « coltine[r] les poèmes / […] / Un travail pas toujours facile / Pour mener la brouette de mots / Au petit tas d’écriture qu’on appelle un poème. » (p. 45) Ensuite, parce que la brouette désigne une position (sportive) dans les rapports sexuels : « Dans le Kamasutra, la position de la brouette est idéale pour transporter les deux amants jusqu’au septième ciel ! » (Internet). Et revoilà qui se profile, obscurément, l’image de la Mère redoutable. C’est sans doute pourquoi, nonobstant doutes et mauvaise conscience, il importe de changer la brouette en poème.

Empruntons à son auteur la conclusion de ce mélancoliquement poétique et remarquable livre : « Une brouette c’est toujours / Du rêve et du réel mêlés. » (p. 41)

Laurent Fourcaut


[1] « TEXTE […] latin textus “enchaînement d’un récit, texte”, proprt “tissu ; trame”, de texere “tisser” » (Le Nouveau Petit Robert, Paris, Dictionnaires Le Robert-SEJER, 2007, p. 2544).

[2] Dominique Fourcade, Le Sujet monotype, Paris, P.O.L, 1997, p. 110.

[3] Commune d’Espagne dans la province de Tolède.

[4] Le Nouveau Petit Robert, op. cit., p. 727, s. v. « Diable ».

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