Alain Chevrier – 68 + 1 limerick

Alain Chevrier, 68 + 1 limericks suivi de Petite histoire du limerick français, Châlons-sur-Marne, Éditions de l’Éthernité, 2022, 269 p.

Alain Chevrier a cette particularité remarquable d’être à la fois un érudit, spécialiste notamment de l’histoire des formes poétiques (Le Sexe des rimes, Les Belles Lettres, 1996 ; La Syllabe et l’écho. Histoire de la contrainte monosyllabique, Les Belles Lettres, 2002 ; Le Décasyllabe à césure médiane. Histoire du taratantara, Classiques Garnier, 2011), et un esprit libre, qu’on aurait qualifié de licencieux en d’autres temps (mais ils reviennent), n’hésitant pas à rappeler, textes à l’appui, qu’on ne trône jamais que sur son cul (La Matière et l’esprit : la littérature scatologique au XVIIIe siècle, Classiques Garnier, 2018). Un poète également, œuvrant allègre dans les marges de l’Oulipo, auteur ludique, subtil et iconoclaste d’une série de Couacs et de Quick, parue aux éditions des Vanneaux depuis 2014. On a pu lire une recension de Couacs (2014) dans le PLS 5 (p. 219) et une de Quelques (Couacs 6, 2019) dans le PLS 10 (p. 365-368).

On retrouve avec bonheur et gourmandise ce mélange d’érudition et de brio formel et facétieux dans son dernier livre, 68+1 limericks. 68+1, sans doute, afin de contourner – ce qui revient à souligner de biais – le fort érotique 69, comme l’a bien su Gainsbourg. C’est mettre malicieusement l’accent sur le caractère dessalé des siens limericks, qui occupent la première partie du livre. Poèmes où paraissent son art du jeu de mots, sa passion du calembour, sa virtuosité. Qu’on en juge, avec ce limerick-ci, le tout premier, qui, pour ouvrir le bal, joue sur le nom même qui désigne ce type de poème (et qui est d’abord celui d’une ville d’Irlande) :

Un gars prénommé Rick vivait à Limerick,

Où, le jour, il limait des rimes érotiques ;

La nuit, ôtant son pagne,

Il limait sa compagne.

Si bien qu’on lui disait : « Toujours tu limes, Rick ! » (p. 7)

La subséquente Petite histoire du limerick français commence logiquement par cette définition : « Le limerick est une forme poétique anglaise traditionnelle, qui n’a pas plus de deux siècles d’existence. C’est un court poème composé de cinq vers accentuels : les deux premiers comportent trois accents, les troisième et quatrième ont deux accents, et le dernier vers a de nouveau trois accents. Les trimètres riment entre eux et les dimètres font de même, selon le schéma aabba. » (p. 79) Les limericks français feront, eux, alterner vers longs (alexandrins, décasyllabes) et vers courts (octosyllabes, hexasyllabes), comme dans celui de l’auteur donné ci-dessus en exemple. On lit d’abord, en Introduction, une brève histoire du limerick anglais – défini comme « une anecdote en vers » (p. 80 –, issu des recueils de nursery rhymes et popularisé par Edward Lear (1812-1888), le terme lui-même n’apparaissant que vers 1880. Des recueils de limericks obscènes ont circulé dans la clandestinité. Et voilà les deux sources, livresques, du limerick français.

Selon un plan chronologique, Alain Chevrier déroule alors l’histoire de ce dernier, laquelle « est brève et son corpus restreint » (p . 247), comme il l’observera en conclusion. D’abord viennent les limericks français – beaucoup étant reproduits et commentés –, composés par un auteur anglais, George du Maurier, puis ceux colligés par l’Américain Gershon Legman, « un spécialiste du folklore obscène et de la littérature érotique » (p. 108). Sont présentées ensuite les traductions françaises de limericks « inclus dans d’autres textes, comme les romans ». Les plus nombreux de ces poèmes « sont ceux semés dans les œuvres et la correspondance de James Joyce » (p. 119), dont deux dans son Ulysse. Un figure dans un lettre adressée par Ezra Pound à Joyce. L’auteur en déniche un chez Queneau, dans le Journal intime de Sally Mara prétendument traduit par lui, alors qu’il en est le véritable auteur. D’autres dans des traductions d’Isaac Asimov, etc. Le chapitre suivant est consacré aux traductions de limericks isolés ou en recueils. Mallarmé, enseignant l’anglais dans un collège, se servait pour ses leçons de nursery rhymes dont il avait confectionné un recueil. On retient surtout les limericks d’Edward Lear, dans l’édition bilingue et complète Poèmes sans sens / Nonsens Poems (1974), traduits par Henri Parisot, qui en traduisit aussi deux de Lewis Carroll. D’autres traductions de limericks de Lear, mais aussi des traductions françaises d’autres auteurs (y compris des Hongrois) sont consciencieusement recensées et savamment commentées par Alain Chevrier. Il en vient, dans un dernier chapitre, aux limericks de poètes francophones. Aucun poète s’étant adonné en français à cette « petite pièce en vers d’un comique absurde » (définition du Petit Robert), si légère soit la trace léguée par lui à la postérité, n’échappe à sa minutieuse enquête, de Philippe Soupault à Yves Elléouët (gendre d’André Breton), de Xtian Soulignac à Luc Étienne, pataphysicien et oulipien (auteur par ailleurs de L’Art du contrepet), de Jean-Claude Carrière à Roland Topor et à son volumineux Le Pavé (1994). On apprend même que Valérie Rouzeau, Christian Bachelin et Éric Dussert avaient tenté, au début des années 2000, de lancer une « Société de Propagation du Limerick » (p. 206). Mais la récolte n’avait pas répondu à leurs attentes. On n’est pas étonné de voir que des membres de l’Oulipo se sont intéressés au limerick, en particulier Jacques Jouet, qui composa en 2015 une série de 100 de ces poèmes. « En 2017 paraît le recueil du poète Jacques Barbaut, Alice à Zanzibar, contenant 238 limericks, dont 12 traduits. » (p. 218) D’autres encore se sont essayés à ce quintil humoristique. Le panorama se clôt sur « quelques poèmes inédits actuels », dont ceux de Guillaume Métayer, « traducteur du hongrois, [qui] a composé une série très homogène, et partiellement biographique, de 69 limericks, intitulée Magyar limericks (à paraître ») » (p. 226), et de Romain Benini, qui, lui, « a taquiné la muse dans une complainte populaire inédite, dont les couplets ont la forme de limericks » (p. 227). Le cinquième et dernier chapitre est consacré aux limericks pour enfants. Un index des noms facilite la consultation de l’ensemble.

Il aurait fallu, chemin faisant, insister sur l’abondance et la précision des commentaires, qui permettent au lecteur de saisir la spécificité de tous ceux qui se sont adonnés à ce limerick sur lequel Alain Chevrier nous offre une somme qui vient combler une lacune, et fera date.

Laurent Fourcaut

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