Jean-Luc Steinmetz, Présentation de Marc Kober, Bordeaux, Éditions des Vanneaux, « Présence de la Poésie », 2020, 385 p.
L’ouvrage de Marc Kober, conformément à l’esprit de la collection « Présence de la Poésie », se compose de deux grandes parties : une présentation de Jean-Luc Steinmetz et de son œuvre, suivie d’une anthologie poétique. Plusieurs études et un choix d’articles critiques complètent l’ensemble, ainsi qu’une biographie, une bibliographie et un cahier iconographique.
Marc Kober part d’une constatation : Jean-Luc Steinmetz est incontestablement reconnu comme universitaire : il est salué entre autres comme un remarquable passeur des poètes « maudits » du XIXe siècle. En revanche, il est presque ignoré du grand public en tant que poète, même si le Grand prix de poésie de la Société des Gens de Lettres a couronné son œuvre et que le prix Paul Verlaine lui a été attribué en 2008 pour Le Jeu tigré des apparences. L’objectif de Marc Kober est donc de présenter Jean-Luc Steinmetz dans sa spécificité, en montrant de lui les multiples facettes. Celui-ci est en effet l’homme des paradoxes, à la fois enraciné dans sa maison familiale de Clinchamps et voyageur infatigable. Théoricien avant-gardiste engagé, avec les revues à la fondation desquelles il a œuvré et auxquelles il a activement participé – TXT dans les années 1970 et Térature dans les années 1980 –, il est en même temps attaché au moindre détail du monde naturel, à la manière d’un Emerson, d’un Thoreau ou d’un Whitman. Son écriture interroge la matière même de la poésie, dans une langue qui est tout à la fois mise à mal et vénérée. De fait, tout en se montrant souvent iconoclaste, il s’inscrit en même temps dans une tradition poétique. Classicisme d’un côté, démon de l’expérimentation de l’autre, Steinmetz renouvelle constamment les formes au fur et à mesure des recueils., ce qui fait de lui le contraire d’un poète prévisible. Seule demeure constante la dimension autobiographique de sa poésie.
Marc Kober, de façon claire et méthodique, montre dans un parcours qui n’est pas toujours strictement chronologique, les thèmes majeurs de l’œuvre. Les premiers recueils, Le Clair et le Lointain (1966) et L’Écho traversé (1968), révèlent une présence au monde où l’évocation d’un environnement naturel se double d’une réflexion sur le temps. Ensuite, autant dans Ni même (1986, poèmes rédigés entre 1967 et 1969), la voix poétique semble glisser vers le mutisme et l’aphasie, autant dans Aujourd’hui de nouveau (1990), se renouvelle la confiance dans le sujet lyrique. Dès lors, la production poétique et les parutions de recueils suivent un rythme soutenu, et ce, jusqu’à aujourd’hui. Un sort est fait au poème de la section « Syllapsaumes » commençant par les vers « Au fond du jardin / Les anges blancs… » (Chute libre dans le matin, 1994). Cette prouesse poétique, nous dit Marc Kober, gagne à être lue à voix haute, pour qu’on en apprécie mieux la vibration des syllabes et des images, et qu’on découvre ainsi au plus intime la poésie de Steinmetz. Le recueil auquel appartient ce poème, Chute libre dans le matin, est le premier ouvrage de Steinmetz publié au Castor Astral, maison d’édition à laquelle le poète restera fidèle. Après les correspondances, l’évocation des liens entre le monde d’ici-bas et l’au-delà, mondes où marguerites et anges sont unis par leur blancheur, Kober aborde le thème des survivances, du « Japon d’octobre » tel que le poète l’a découvert en 2011, avec ses morts et ses fantômes, qu’ils soient de Nagasaki ou de Fukushima (Et pendant ce temps-là suivi de Japon d’octobre, 2013).
S’attachant ensuite à l’image que Steinmetz donne de ses parents dans Aujourd’hui de nouveau (1990) et Ligne de ciel (2000), Kober revient sur le paradoxe du poète, à la fois dépositaire de la filiation poétique, et homme de rupture. Après le Japon, d’autres espaces bien loin de Clinchamps, lieu de vie de Steinmetz, sont abordés : la Crète (Kritiké, Lignes de Crète, III, 2011), Haïti (« Haïti seule » in Le Jeu tigré des apparences, 2008), l’Inde (« Varanasi » in Vies en vue, 2015), les îles de la mer Égée (« Égéennes » in Suites et fins, 2017), qui sont autant de découvertes, fuites en avant ou catabases renouvelées.
Marc Kober montre que les essais de forme ont été multiples pour atteindre beauté et « éternité du jade[1] » : vers et prose, notes de voyage, fragments expérimentaux, insertion d’extraits de textesanciens dans des textes nouveaux, plagiat ou détournement d’œuvres… Il s’agit d’aller « au fond des choses », de rendre présent un « plus-que-réel », d’atteindre une excellence rendue immanente, dans une forme faite pour durer. C’est que le poème se veut tour à tour, ou en même temps, chant, prière, méditation, quête de la beauté, imprécation, vœu d’écriture absolu.
En annexe, figure une étude du recueil Les Poètes de l’île verte (2010), anthologie d’auteurs fictifs : il s’agit de poèmes de Steinmetz datant des années 60. L’ouvrage est supposé être représentatif d’auteurs de cette époque. Marc Paoletti, Stéphane Legendre, J. J. Sigault, P. Vanderhave, Lucien Calmels, Michel Pellat, autant de poètes différents, autant d’hypostases de Jean-Luc Steinmetz. Est aussi présenté le recueil N’essences (2001), qui reprend des textes avant-gardistes, souvent fortement érotisés, rédigés dans le sillage de TXT, une dizaine d’années après la création de la revue par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz.
Un cahier photographique d’une douzaine de pages présente quelques étapes de la vie du poète, de 1950 à 2017. C’est ensuite une riche anthologie qui propose de nombreux extraits de l’œuvre de Jean-Luc Steinmetz, avec des poèmes extraits des recueils suivants : Le Clair et le Lointain, L’Écho traversé, Ni même, Aujourd’hui de nouveau, Chute libre dans le matin, La Ligne de ciel, Jusqu’à, Le Jeu tigré des apparences, Le Dépositaire, Et pendant ce temps-là suivi de Japon d’octobre, Vies en vue, 28 ares de vivre, Vers l’apocalypse (recueil inédit, à paraître en 2021), Les Poètes de l’île verte, N’Essences.
Trois « Études » concourent à donner d’autres visions d’ensemble du parcours poétique de Jean-Luc Steinmetz : « Un homme du premier jour » de François Rannou (texte paru dans la revue L’Étrangère, no 4-5, 2003), « La traversée des heures » de Henri Scepi (Le Nouveau Recueil, no 72, 2004), et « L’Invité » (Place de la Sorbonne, no 8, 2018) où le poète lui-même présente son œuvre : comment la lecture des poésies d’Arthur Rimbaud l’a lancé dans l’écriture sur une voie à la fois ludique et sentimentale, comment il accumula pendant plusieurs années des cahiers de vers sans lecteurs, comment il découvrit des œuvres qui le marquèrent, signées Jean Malrieu, Jean Tortel, René Char, Francis Ponge, Philippe Jaccottet, et bien d’autres, comment il est demeuré un « inconditionnel du paysage », comment enfin il a conscience que, dans son écriture, coexistent « des éléments de classicisme et une tendance ruptrice, comme aussi bien une insistance artésienne qui monte du plus profond ».
C’est ensuite un choix d’articles critiques, qui nous livrent les points de vue de Christian Prigent (« Lisez donc Steinmetz », Le Journal des poètes, 1969), Jean Malrieu (« Lignes d’horizon », Postface à L’Écho traversé, 1968), Jean Tortel (Postface à Ni même, 1986), Jean-Michel Maulpoix (sur Chute libre dans le matin, 1994, dans Le Nouveau Recueil, 1995), Philippe Beck (« Ensemble concerté », à propos de Jusqu’à, 2003, dans la revue Nu(e), no 68, 2019), Alain Jouffroy (quatrième de couverture du Jeu tigré des apparences, 2008), Esther Tellermann (« Le Pouvoir de l’Imparfait », à propos du Jeu tigré des apparences, dans la revue Nu(e), no 68, 2019), Philippe Forest (« La fin est là d’où nous partons », Postface à Et pendant ce temps-là suivi de Japon d’octobre, 2012), Laurent Fourcaut (sur Vies en vue, 2015, dans Place de la Sorbonne, no 6, 2016), Olivier Barbarant (sur Suites et fins, 2017, dans la revue Europe, novembre-décembre 2017).
Une biographie et une bibliographie, d’une grande précision, complètent l’ouvrage.
Michel Gramain
[1] Les expressions entre guillemets de ce paragraphe sont de Jean-Luc Steinmetz.